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Oser « penser grand »

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Depuis l’éclatement de la crise financière en 2008, on dirait que rien n’a changé. Que les idées qui avaient conduit au chaos sont toujours bien là. Que personne, dans les partis à vocation de pouvoir, n’ose vraiment proposer un discours qui rompe avec celui des 30 dernières années.

En France, le Parti socialiste peine à esquisser un avenir qui dépasse les vieilles rengaines du temps passé, comme s’il n’ambitionnait guère que des accommodements avec une morne réalité. Aux Etats-Unis, le Parti démocrate ne rêve plus à « l’audace du changement » et calcule froidement comment assurer son avenir après la réélection de son président.

Le réalisme est devenu l’alibi de la pensée immobile. Celle-ci ne s’exerce que dans le carcan que d’autres lui ont fixé, que ce soit la « règle d’or » ou les normes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il faut penser dans les clous.

En réalité, cela fait plus de 30 ans que les milieux progressistes ont abandonné à leurs adversaires ultralibéraux le terrain de la pensée économique et sociale et que nombre d’entre eux, arrivés au gouvernement, ont adopté par défaut le discours ambiant, ne proposant de-ci de-là que de modestes ajustements.

La contestation contre le système s’est faite sur les marges, au sein d’un mouvement altermondialiste largement calé dans les sillons arides du passé. Certes, quelques-unes de ses propositions, comme la taxation des transactions financières, ont fait leur chemin jusqu’aux marches du pouvoir, mais le modèle aujourd’hui encore dominant reste celui qui s’est imposé lors des années 1980.

Cette anomie s’observe jusque dans les programmes des partis de gauche, qui n’osent plus dessiner la société à laquelle ils aspirent, mais aussi sur les tables de libraires. « Pourquoi les progressistes n’écrivent-ils plus de grands livres ? », s’interrogeait récemment l’historien Michael Kazin, dans la revue « libérale » américaine The New Republic. « Il y a 50 ans, les progressistes et les radicaux pensaient grand ». Publiés au début des années 60, des livres, comme L’Autre Amérique de Michael Harrington, Le Printemps silencieux, de Rachel Carson, La Mystique féminine, de Betty Friedan, réussirent à déterminer l’agenda non seulement de la gauche américaine, mais aussi d’une majorité de la société.

« Pourquoi, un demi-siècle plus tard, personne ne les a imités ? », ajoutait Michael Kazin. « Les écrivains progressistes les plus éminents, Paul Krugman, par exemple, se consacrent à la défense des réformes adoptées à l’époque de Franklin Roosevelt et de Lyndon Johnson. Ils réfutent les fantaisies du libre marché, mais ils ne proposent pas de nouveaux modèles ou théories. Les gauchistes les plus connus, comme Michael Moore ou Naomi Klein, proposent des critiques pétillantes et stimulantes du capitalisme global, mais ils n’offrent pas d’alternative crédible ni de stratégie sensée. Quant au mouvement Occupy Wall Street, il a produit jusqu’ici des slogans mémorables plutôt que des déclarations convaincantes. »

Pourquoi cette timidité, pourquoi cette réticence à élaborer un grand dessein, au-delà de la nostalgie des temps bénis de la social-démocratie et de la critique du « désordre établi » ? Par crainte sans doute d’être accusé d’irréalisme. Par peur, plus gravement, d’être soupçonné de retomber dans les rêves de sociétés parfaites, horizons indépassables de l’humanité, qui avaient au siècle dernier débouché sur des calamités.

Les utopies font peur. Au nom de la Révolution et du Grand Soir, des dizaines de millions de vies ont été broyées, des dizaines de millions d’autres ont été gâchées.

La messe est dite : l’humanité a suffisamment souffert des grandes théories, des grands « ismes », dont les pires ont débouché sur le totalitarisme. « Si nous avons appris quelque chose du 20e siècle, écrivait le regretté historien Tony Judt, c’est que plus parfaite est la réponse, plus terrifiantes sont les conséquences. »

La fatalité ultra-libérale, récusée par la gauche lorsqu’elle est dans l’opposition, assumée tortueusement lorsqu’elle se retrouve au gouvernement, serait-elle le seul chemin du possible, confirmant l’idée chère à Margaret Thatcher qu’« il n’y a pas d’autre voie » ? Au crépuscule de sa vie, Tony Judt n’était pas loin de le suggérer : « des améliorations imparfaites dans le cadre de circonstances insatisfaisantes sont le mieux que nous pouvons espérer et probablement tout ce que nous devrions rechercher », écrivait-il.

Les contempteurs de l’ultralibéralisme devraient-ils dès lors se borner à opérer sur la bande des arrêts d’urgence ? Cette résignation serait-elle la seule option ? L’alternative se limiterait-t-elle à limiter la casse, à réparer les bosses, sans oser proposer une autre voie ?

« L’expérience historique confirme une vérité, l’homme n’aurait pas atteint le possible s’il n’avait pas, à maintes reprises, cherché à atteindre l’impossible », écrivait le philosophe de l’éthique protestante, Max Weber. Spécialiste des mouvements sociaux américains, Michael Kazin partage cette vision.

Dans son dernier livre The American Dreamers. How the Left Changed the Nation (Alfred A. Knopf, 2012), il rappelle qu’aucun des grands mouvements qui ont changé les Etats-Unis, que ce soit la croisade contre l’esclavagisme, la lutte pour des conditions de travail décentes ou les droits des femmes, n’aurait pu prospérer s’il n’avait proposé une utopie, une autre conception de la société. « Qui se serait lancé dans ces campagnes, note-t-il, si ces mouvements avaient renoncé à leur vision d’un monde meilleur et avoué qu’ils ne pourraient apporter que des changements mineurs à la condition humaine ? »

Ces mouvements « révolutionnaires » profondément démocratiques ont réussi parce que leurs partisans osaient « penser grand », même s’ils étaient persuadés que les passions politiques devaient être tempérées et les idéologies totalisantes bridées, afin de rester dans le cadre doré du libéralisme politique.

Le télescopage entre la guerre 40-45 et l’époque confuse dans laquelle nous vivons pourrait paraître excessif, mais dans L’étrange défaite, écrit en 1943, un an avant qu’il ne soit exécuté par la Gestapo, le philosophe Marc Bloch nous livrait une des clés essentielles du combat démocratique. « C’est à force d’utopie que la réalité enfin paraît, écrivait-il. Quoi de plus utopique que l’idée d’organiser dans un pays asservi et jeté au plus bas, un vain sursaut de révolte en un vaste réseau de volontés ? C’est pourtant ainsi que la Résistance a fini par voir le jour. Quoi de plus utopique que le Maquis ? Et voilà que le Maquis se fait réel à force de foi. »

C’est « ainsi », par la réhabilitation d’une utopie, en ayant l’audace de s’extraire de la gestion notariale du déclin de la social-démocratie, en récusant toute réaction populiste au désaveu de l’ultralibéralisme, que nos sociétés parviendront à s’opposer aux forces crispées, régressistes, identitaires ou intégristes, qui insultent notre avenir.

MARTHOZ,JEAN-PAUL

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